L’autiste dans la forêt de fleurs - Texte par Alice Durel
Victor s’extirpe de la gare de Cergy-Préfecture. Il est avec moi, nous rejoignons la maison où j’ai grandi. Je voudrais lui montrer. Pendant le trajet de RER qui a duré quarante-cinq minutes, nous quittions Paris, le XVIIIe arrondissement dont il s’accommode, sans s’éloigner du bitume. Les espaces sont plus grands, vaguement déserts. Victor n’entend pas crisser les rails, la voix aseptisée de la dame du haut- parleur, il ne voit pas la moquette incohérente des sièges, ni la grisaille de nos baskets. Il regarde dehors ; les arbres se multiplient ponctuellement, sans valeurs exponentielle faramineuse. Ça l’intéresse toutefois. Sous le pont de la gare, Victor s’empare d’une feuille dans un arbuste. Je m’arrête, saisis la mince parcelle du coin de l’œil. Un rectangle gris délimite l’espace végétal du trottoir, suivant la route neuve jusqu’à bon port. Même là, tout le long, se sont greffées ces pauses naturelles-artificielles où les feuilles sont diverses, oui ici, à Cergy. Pourrait-on avancer ? Nous prendrons notre temps. Je voudrais révéler à Victor que l’Oise coule en bas de la maison de crépis. Que la glycine fleurit abondamment dans le jardin, le petit pommier également. Il connaît mais prend son temps. Je sais qu’il voudra aussi fouler la base de loisirs un peu plus loin derrière le pont là-bas, qu’il pourra compter les plans d’eau, tâter l’opportunité d’une vague avec ses potes, faire le chemin à vélo.
Robert Combas peint L’autiste dans la forêt de fleurs en 1991 avec la dextérité d’un fou du pinceau. Il est le souverain hyperactif de « La Figuration Libre », mouvement lui-même intronisé par son ami Ben dans les années 1980. Combas débute la toile par un détail, une tache colorée qu’il viendra compléter au fur et à mesure. L’escargot énergique se remplit, obsessionnel, jusqu’à saturer l’espace. D’une forêt de flammes – projet initial du peintre– naît la forêt de fleurs, pleine de joie et d’étrangeté. Un protagoniste s’impose en son centre. Isolé, perplexe, il est Roi. Ici, les insectes sont Motifs, les coulures Lianes. La terre se meut paisiblement en atlantique, un océan pur d’un bleu sombre et opaque. C’est une fête qui se dessine ! Faite de couleurs « multicolores », odorantes, opulentes sont les fleurs de l’autiste souverain dont « il a supprimé l’hiver et l’automne sur son calendrier cervical » nous dit Combas. Combas le fou, Combas le Roi, Combas le Sud, entre Sète et Paris, Combas qui fait des calembours et des fautes d’orthographe, aime boire des bières au bar près de la mer-mère, entonner une partition marginale, clamer des blagues, draguer sa femme.
Victor Levai naît en 1991 et grandit à Clermont-Ferrand, couronné d’une tignasse blond-roux ; un rêveur nébulleux, emménagerait bien (pourquoi pas) au Palais Idéal du Facteur Cheval. Il entreprend des études de génie mécanique, où, subitement, l’éloignement d’un essentiel se voit comme le nez au milieu de la figure. Le manque d’air et d’occupations vitales, celles de ne plus bidouiller mais bien de créer, l’emmène rapidement aux Beaux-Arts de Paris. Victor y pratique avidement le dessin sur des formats papier de taille moyenne : suffisamment grand pour y lire un imaginaire foisonnant, assez petit pour saisir la qualité du trait. Les compositions ressemblent à celles d’un Jérôme Bosch, saturée mais dont les vignettes se délimitent. Nos minces silhouettes, angéliques et diaboliques, d’autres probablement encore au purgatoire, vivent une vie stellaire et rapetissée. Une symphonie humaine entre en scène, ni réelle ni totalement ailleurs, absolument angoissante et terriblement exaltante.
La céramique est le médium de transition vers le volume : ses bonshommes rêveurs modélisent un univers plus sensible encore. Les crânes dyslexiques s’allongent, plus palpables. Les mains, petites, viennent cacher un œil, plusieurs, celui de l’autre. C’est une narration silencieuse qui s’impose, pleine de minuscules secrets et de conversations spatio-temporelles. Les pieds courent sous des sapins impassibles (Forêt que dense, 2013, céramique émaciée), la gueule du monstre-franchement-rigolo hurle à l’aiglon blanc de s’envoler (Totem du savoir, 2012, céramique émaciée). Victor est visiblement transporté vers la création par une énergie infantile jusque-là muette.
Dans une verticalité brinquebalante, le monstre s’attable, il va manger le cerveau de son otage impassible. L’éléphant au dessus de lui symbolise la mémoire tandis que sur sa tête, trois petites singes bien sages réfléchissent intensément. Ou serait-ce le poids de l’aigle tournoyant qui leur donne mal au crâne ?
La sculpture toujours consumée jusqu’au moindre détail, se projette ponctuellement en mobilier. Pas de chaise ni de table à proprement parler, on voit apparaître du métal, du verre, du cuivre. Les confrontations visuelles se simplifient aux surfaces, aux formes, aux caractéristiques mêmes du matériau. Leurs plans successifs délimitent le récit. Où donc se dirigent les enjambées, ces petons, ces crânes et petites mains ? Il nous est aisé d’user de la fonctionnalité des surfaces –poser un cendrier, une babiole ça et là– mais ces dernières racontent quelque chose de plus fondamental.
Peu à peu, du dessin au totem, la sculpture puis le « mobilier » rompent la foule de protagonistes. Les enjambées s’écartent du tronc. Certaines deviennent un coffre, vide et ainsi propice au remplissage. Les membres supérieurs seuls, répétés aux fils des volumes, prolongent l’imaginaire. Ici, le travail de Victor Levai prend tout son sens : le regardeur n’assiste plus à des saynètes, amusé ou pantois, mais il se glisse parmi les occurrences, contemple son reflet, traverse le plan d’une main, s’essaye à la transparence, disparaît dans une opacité texturée. Bientôt, les matériaux utilisés et savamment recherchés de Paris à Navarre deviennent écume, mousse, écorce terre, sable.
L’affection pour le style naïf ou brut s’affirme dans un trait simplifié, plus minimaliste et parfois même conceptuel. Jamais spéculée, la « facture » de Victor Levai circule dans les mouvements.
Nous sommes offerts au paysage que Victor Levai appelle dans son mémoire « paréidolique », qui définit une vision abstraite soudain propice à une image concrète. Vous êtes allongé dans l’herbe et le nuage au dessus de votre tête devient un chien ; le tombé de la falaise ressemble au profil d’un homme. Ces images formées par le subconscient cristallisent bien souvent forme humaine ou animale. Sa synthèse paroxysmique est ce que Victor Levai désigne comme le point de départ de ses recherches contemporaines : Magnolia, un polaroid capturé en 1977 par Markus Raetz, artiste suisse né en 1941.
Tout voyeur du travail de Victor Levai tient ici sa définition la plus simple. L’incursion humaine, proposée par ses récents travaux telle une invitation au voyage, est clairement établie par la forme même de la feuille, imparfaite de son asymétrie droite. Maquillée, une bouche de femme est l’image donnée à voir par Raetz, révélant tout l’érotisme patent de la Nature.
Dans cette percée sont positionnées Les reliques de l’océan, 2014-2017. Cette collection de morceaux, de bouts de quelque chose, est tantôt identifiable à un plexiglas ondulé, un papier texturé, tantôt elle répond au principe paréidolique. Ils sont verre, lino, et répondent toujours selon l’artiste à son propre système paréidolique. Victor Levai amorce à la fois la métaphore naturelle (paréidolie orientée dans cette pièce sur le motif marin ou maritime) et le dispositif du collectionneur. Ce qu’il appelle des fonds d’atelier ou trouvailles de coins de table, souvenirs de promenades, sont peu à peu rassemblés. Quel est le premier élément ? Il est difficile de savoir si ce dernier détermine le sujet de la collection ou si le voyage est fortuit et sinueux. Difficile de déterminer alors une collection décorative d’un jeu de construction cognitif, tant les éléments naturels et artificiels y sont mélangés et pourtant cohérents. La côte basque se dessine lentement par association des nervures de marbre, des supports nacrées, de la transparence bleu et non azur. Ce n’est pas une mer générique, non, plutôt l’océan atlantique. Ce n’est pas la Bretagne où certaines baies sont émeraudes mais bien le rocher de la Vierge ; Biarritz et son climat mitigé, fonds sombres de bleus et de gris plus profonds, ses vagues opulentes. Le fond sableux semble glaçant et pur, vingt-mille lieues sous les mers.
Les Cascades, gravité inoxydable (2017) sont l’écho persistent de la fascination pour les eaux. Victor Levai fait le schéma d’une suite de bains dont le contenu s’écoule de l’un à l’autre avec un tracé précis, défini par une échelle translucide bien hésitante : le vecteur aqueux. Il ne le sait peut-être pas mais ce phénomène imaginé rappelle celui des Pamukkale en Turquie. Au sud-ouest du pays, l’eau chaude d’une source ruissèle paisiblement sur la roche. Le liquide riche en carbonate de calcium sème un dépôt blanchâtre à l’évaporation, qui s’accumule et s’accumule pour fabriquer ces baignoires communicantes à flan de montagne. Un émail quant communicantes à flan de montagne. Un émail quant à lui, minéral totalement incontrôlable, déposé en surface, donnera à la céramique une couleur pleine de suspense. Fantastique est le geste de l’artiste si proche et si loin de sa propre nature. Dans cette œuvre, la représentation suggérée est une image unique et néanmoins constante : nous la comprenons instantanément car elle est subtilement universelle.
La mixité naturelle introduite par Victor est celle d’un sage. Quelle temporalité s’écoule à l’atelier ? À la manière des baignoires rocheuses Pamukkale, on ne sait si les heures créatrices sont des millénaires. Le mouvement est figé si le voyeur est aveugle. Oui, la « gravité inoxydable » subit lentement les effets de sa cascade –lentement est l’effet diurne, quelle est l’intensité de la lumière sur l’œuvre ? Est-elle artificielle ou naturelle ?– un reflet tranquille, comparable aux motifs des Reliques de l’océan. Non subie par ailleurs, elle est simplement sublimée par une lumière parsemée.
L’Autiste dans sa forêt de fleurs, toile de Robert Combas présentée au début de l’essai, introduit une notion indispensable du discours de Victor Levai : le personnage, le corps. Ce corps est tout d’abord démembré. Les premières œuvres, les totems, les dessins, les mobiliers, m’ont instinctivement rapprochée du travail des italiens de l’Arte povera. À cheval (Janis Kunellis) entre la nature (végétale, animale) et l’humain, Giuseppe Penone réalise en 1977 les séries de Patates : des kilos de pommes de terre disposés dans des coins d’expositions dans lesquelles étaient planqués des morceaux de visage en plâtre. Ces empiècements, à la fois glauques et complètement fossiles/reliques, font un écho très fort à la production de Victor Levai. Le corps est démembré mais il est naturel, il est mémoire ou souvenir, identifié/identifiable et/ou totalement imaginaire. Soft, blanc poreux, grain fin.
La gravité des œuvres du jeune artiste se situe où l’Homme est ou n’est pas. L’Autiste est perdu lui-même, tronqué au tronc ! Envahie d’une faune qu’il a fondé et qui l’a perdu. Ses fleurs, seules interlocutrices, le dissimule mais le font exister, là dans cette forêt.
L’identification de Victor Levai à d’autres personnages est tentante. Si Combas l’est par son Autiste peint, j’aime à rapprocher Victor Levai de Jed Martin, le « héros » non-héroïque de l’écrivain Michel Houellebecq. Dans « La carte et le territoire », prix Goncourt 2007, Jed Martin est un photographe et peintre tacite, solitaire et anxieux. Son talent immense relève de l’observation hors-norme des éléments, de son analyse de situations lointaines à chacun, mais intensément passionnantes à ses yeux. Jamais non vraiment jamais exalté pourtant, Jed Martin est transporté par des obsessions passagères, comme celle de la cartographie régionale, puis des métiers contemporains –choses dont la simplicité visible est en fait impénétrable de complexité visuelle et sociale. Jed Martin est un plasticien habité, un artiste « complet »–dont la vie est dirigée par sa pratique– et tranquille autour duquel un monde de l’art terni par les apparences et la tune va se faire un plaisir d’éclairer. Les coupes de champagne au vernissage tintent au brio du mystère Martin, peu bavard donc mystérieux. Sur Jed Martin comme sur Combas ou Victor Levai, les influences et le marché n’ont pas de prises, aucunement par mépris, mais par des occupations toutes autres, des obsessions délicates, des recherches constantes, une prédisposition pour l’expérimentation boulimique. Ils sont hagards. Ils sont happés.
Houellebecq dépeint en conclusion un Jed Martin –pourtant multimillionnaire– retiré dans la maison de son enfance à Raincy. Tous les matins jusqu’à la mort, l’artiste descend son aller dans un travelling lent où les herbes hautes, différentes à chaque réveil, à chaque rush, jouent le rôle principal.
L’écrivain, bien trop fataliste pour cette analyse, appela en effet son exposition au Palais de Tokyo (2016) « Rester vivant ». Combat y tenait d’ailleurs une place de choix.
Il ne s’agit pas de survivre. Il s’agit simplement de vivre.
Le terrain obsessionnel nous conduit directement à l’œuvre majeure de Victor Levai, celle qui occupe une place particulière dans son travail depuis plus d’un an : Herbier / Sans nom. Il avait auparavant entamé cette recherche/collection avec Par la fenêtre, 2016 : deux sous-verres tels des écrins renfermant une feuille chacun –feuilles d’arbres, brutes et offertes à l’œil curieux. Forêt que dense (2013), sculpture en céramique, insistait également sur ce motif, mais aussi Assemblage/Esquis involontaire 3 (2015), une sculpture où la forêt est une maquette aussi belle que muette. « Reliques » de la forêt, « fenêtres » sur la nature, ce sont celles de Victor Levai, celles de ses voyages, pérégrinations et obsessions, peut-être témoins d’une attirance simple pour ces « objets » naturels ? L’action de l’Herbier est l’origine même de l’humanité : regarder, accepter, être heureux, oui. Mais le geste du collectionneur est plus poussif ! Il est artistique parce qu’il choisit, il transparait, il révèle une singularité. Chaque feuille est saisie dans son unicité et donnée à voir. Ce ne sont pas des variétés d’arbres et de provenances mais bien l’attirance optique puis l’affection narrative pour une forme, son contour, sa texture, ses couleurs.
L’accrochage de l’Herbier/Sans nom par l’artiste appuie ces choix. Herman de Vries, plasticien contemporain néerlandais, compose toujours de son vivant des collections vivaces, parfois isolées et groupées, parfois isolées, parfois groupées, toujours collées les unes aux autres. Telles des nuanciers, les formes et couleurs surviennent en masse cohérente, « jolie » et bien faite.
L’accrochage de Victor Levai est très subtil. En effet, l’utilisation du sous-verre élimine la notion de cadre, et donc celle de territoire. Le verre sublime chaque forme sans l’isoler des autres, ainsi elle échappe à la facilité « décorative » de la collection. La volonté de la collection est bien celle de rassembler et d’ouvrir ! La collection, même d’objets rares, tend inévitablement vers l’infini ! Elle est tout le reflet de la pensée humaine : libre et en apprentissage constant.
Les rectangles de verre renfermant à chacun une feuille précieuse, se disséminent régulièrement et à distance oxygénée sur le mur, non pas verticalement mais passablement inclinés. Cette différence annihile une frontalité coloniale, une recherche d’égal. Non, vous n’êtes pas confrontés, vous êtes engagés à observer. Y’a-t-il un rapport dominant dominé ? Non plus. Certaines feuilles sont au dessus de vous, d’autres en dessous. Cette simulation oculaire présente de toutes parts vous transforme en observateur avide.
Enfin, quelle feuille vous touchera le plus ? Inéluctable, l’effet d’identification œuvrera. Un souvenir, la mémoire d’un lieu ou d’un évènement de la vie, un appel à l’enfance, sont les conséquences possibles de l’Herbier, proposant la forme de mixité culturelle, naturelle et sociale la plus salvatrice, la plus noble. La collection n’est pas objective, elle est un art amoureux.
L’œuvre de Victor Levai, incandescente par son contexte puisque candidat au diplôme des Beaux-Arts de Paris, signe une production sensible. Les pièces présentées intronisent d’une manière nouvelle un art « sensitif » qui ne nécessite pas de connaissances en amont. On peut enfin respirer.
Si les références sont vastes, la production est libre et engagée dans une série d’obsessions naturelles tellement rares pour l’effervescence urbaine. L’œil de Victor Levai et sa science de l’assemblage redonne goût à une nature présente et qui refuse de s’en aller. Les halos bleus et verts se déploient tout au long de son parcours en une mixité de formats et de médiums, où la singularité de ce qui nous entoure est sincèrement épatante. De là s’éloigne instinctivement la réalité saturée de notre décennie.
Matière = palpable. Rien ne sert de creuser, la fiction, simplissime, est une échappée belle. Bien réelle, elle n’est pas utopique, elle est juste là, sous vos yeux.
– Alice Durel (Collection Lambert en Avignon)